Vie sociale au troisième millénaire
Un conte à ne pas dormir debout !
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Document de travail – Seule la version publiée fait foi
Faut-il brûler l’État-protecteur ?
La question n’est pas tout à fait idiote. En fait, une large majorité des habitants de ce pays estiment
légitime l’existence de la sécurité sociale et de nombreux segments des politiques sociales. Les
positions divergent sur le “ combien ? ” et sur les priorités. Mais des voix bruyantes, voire criardes
lancent des propositions qui vont clairement dans la direction du minimum possible. Quelques
tâches d’assistance, pas plus ; pour le reste, vive la responsabilité individuelle. Ce ne sont pas des
problèmes totalement marginaux, il convient donc d’ouvrir les yeux1.
Surprises
Franchement, qui s’attendait à voir déferler sur le Suisse, en 1990, une vague de chômage
entraînant dans la foulée une mise en cause résolue des politiques sociales. Peu de monde. On avait
surmonté la crise dite “ du pétrole ” (1974) : les travailleurs immigrés avaient payé la facture. On
avait vu arriver le néo-libéralisme dans les valises de Margareth Thatcher et de Ronald Reagan2.
On avait assisté à la montée du chômage dans les pays de l’Union Européenne. Mais, on le sait bien,
les Suisses sont un “ cas spécial ”, un “ Sonderfall ”… On avait vu sortir de presse un ouvrage d’un
professeur de l’Université de Fribourg qui attaquait frontalement la sécurité sociale avec ce titre
pourfendeur : Contre l’irresponsabilité organisée. Mais qui l’avait vraiment pris au sérieux ?
L’explosion
En quelques mois, le chômage s’installe, il passe de 0.2 % en 1990 à 4.8 % en juin 1995, c’est une
moyenne nationale, ce qui ne veut pas dire grand-chose. Dans quelques cantons, surtout en Suisse
latine, le choc est beaucoup plus violent. Un vent de panique. Et l’on voit apparaître sous la plume
des économistes avertis, plutôt à droite, mais dotés d’une “ fibre sociale ”, des propos qui en disent
long. Ils annoncent plus que la volonté d’effectuer des minis réformes, c’est l’orientation générale
des politiques sociales qui est en jeu3. L’un d’eux demande de veiller à ce qu’un État social
relativement global n’en arrive pas au point d’occulter la mission première de l’État social
classique, à savoir aider avant tout les pauvres et les démunis.
Un autre estime que l’État social suisse et, en particulier, le système d’assurance-chômage, la
conception actuelle de l’AVS, etc., devraient être infléchis dans un sens plus classique. Cela, dit-il,
ne signifie nullement qu’on cherche à démanteler l’État social, comme le voudrait une accusation
facile, il s’agit plutôt de le repenser et de le reconstruire.
Un troisième considère qu’un “ recalibrage de la sécurité sociale ” sur des conditions représentant
des cas de rigueur, ne saura être exclu. Cette dernière perspective, ajoute-t-il, est douloureuse pour
ceux qui ont vu un progrès important de civilisation dans l’avènement d’une sécurité sociale fondée
sur un droit de prestations par opposition à l’ancestral système de la charité fondé sur l’indigence.
Le temps de s’organiser, de larges milieux politiques appellent à un douloureux
“ redimensionnement ” des politiques sociales. Le chemin pour y parvenir c’est d’abord “ affamer
1M. Ramesch. La mondialisation et l’État-providence, (Globalization and the welfare state), E. Elgar, Cheltenham, 1999.
2A. Wagner, Wohlfahrtsstaat Schweiz. Eine problemorientierte Einführung in die Sozialpolitik, Verlag Paul Haupt, Bern und
Stuttgart, 1985; A. Wagner, “ L’évolution du budget social de la Suisse ”, Revue française des affaires sociales, No 4, Paris,
1985 et in : J.-P. Fragnière e. a., Manuel de l’action sociale en Suisse, Réalités sociales, Lausanne, 1989.
3Voir les sources dans : J.-P Fragnière, Pour l’étude de la politique sociale en Suisse, Certificat de perfectionnement en politique
sociale, Département de sociologie, Université de Genève et École d’Études Sociales et Pédagogiques, Lausanne, 1997.
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l’État ” en s’attaquant brutalement aux déficits publics. En 1994, une parlementaire zurichoise très
bien insérée dans les milieux économiques, se demande si les déficits actuels constituent une raison
suffisante de chercher aussitôt de nouvelles recettes et d’accroître la charge fiscale. Non,
répond-elle, car “ sans une certaine pression de la douleur, rien ne se passera ”. Son collègue,
aujourd’hui Conseiller fédéral, défend la même opinion car, affirme-t-il, “ rien ne changera
vraiment tant que le gouvernement ne sera pas dos au mur ”4. Deux ans plus tard, un Conseiller
fédéral (un autre) ministre des finances évoque le fait que des coupures douloureuses dans les
dépenses sociales ne pourront pas être exclues. Car, estime-t-il, sans mesures de consolidation, les
dépenses sociales menacent de surcharger non seulement les finances fédérales, mais aussi
l’économie5. Le ton est donné, malgré le recours aux euphémismes (voir le glossaire du chapitre I).
Les agressions contre l’État-protecteur sont parfois violentes. Le ton se durcit. Un texte de Jacques
Juillard nous paraît significatif d’un certain état du débat6.
“ Il nous faut aujourd’hui dénoncer l’imposture de l’ultra-libéralisme, comme nous avons hier
dénoncé celle du socialisme totalitaire. À première vue, l’opinion semble donner raison aux
chevaux légers de cette croisade ; alors que jadis, face à la montée de la crise et du chômage, elle
réclamait plus d’État, aujourd’hui, devant les hoquets du capitalisme, elle paraît vouloir plus de
concurrence, plus de risques, c’est-à-dire plus de capitalisme. (…) Pour avoir oublié qu’une société,
c’est d’abord la reconnaissance mutuelle des individus qui la composent, le libéralisme sauvage a
été, au XIXe siècle, le grand responsable des guerres sociales qui s’y sont déroulées. Il a fallu la
naissance de la social-démocratie, c’est-à-dire l’organisation collective de la solidarité et du
consensus, pour que la société industrielle sorte de la barbarie et atteigne son plein rendement.
Dans leur calcul de rentabilité économique, les petits messieurs du libéralisme n’ont oublié qu’un
seul facteur : le prix de la guerre civile. Le néo-libéralisme est en réalité vieux comme l’humiliation
des hommes. Son principe, ce n’est pas la dignité, c’est l’assistance ; ce n’est pas la solidarité, c’est
la soupe populaire. ”
Voilà pour l’ambiance. Il convient cependant de ne pas succomber à l’affolement7.
Fidèle servante
Car, pendant ce temps, la sécurité sociale a continué à faire son métier. Elle a contribué fortement à
atténuer les souffrances des victimes de la crise, tout en faisant face aux exigences imposées par les
grandes évolutions démographiques (dont le vieillissement de la population et la transformation
des structures familiales). En fait, la sécurité sociale payait un lourd tribut à l’exercice d’une tâche
qui n’est pas fondamentalement la sienne : soutenir les victimes des drames sociaux induits par le
processus de restructuration des entreprises.
“ Ainsi, les entreprises ont utilisé – la conscience en paix – la sécurité sociale pour remplacer la
main-d’oeuvre plus âgée, moins productive et plus onéreuse, par des effectifs plus jeunes, plus
productifs et moins chers. L’accroissement de la productivité a donc été réalisé en partie sur le dos
de la sécurité sociale ”8.
4S. Guex, L’argent de l’État. Parcours des finances publiques au XXe siècle, Réalités sociales, Lausanne, 1998.
5Ibid.
6J. Juillard, “ Contre un libéralisme de guerre civile ”, Le Nouvel Observateur, 5 octobre 1984.
7On lira avec intérêt l’ouvrage de Beat Kappeler, Quelles politiques sociales? AARCADIA, Solothurn, 1999.
8B. Cantillon, “ Les transformations du modèle du travail et de la famille et leurs implications sur la sécurité sociale ”, in :
J.-P. Fragnière, (Éd.), Repenser la sécurité sociale, Réalités sociales, Lausanne, 1995, p. 115.
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Document de travail – Seule la version publiée fait foi
Ballon d’essai
Dans ce mouvement général de grignotage qui s’appuyait sur un climat de peur savamment
entretenu, les politiques sociales ont été prises en tenaille entre les “ moratoires ” et les petits coups
de ciseaux portés tous azimuts. Les zélateurs de l’amaigrissement forcé du secteur social s’en sont
donnés à coeur joie. Pêle-mêle, on a proposé de privatiser l’assurance-chômage, de limiter les
aspects de solidarité dans la prévoyance-vieillesse, de privatiser l’AVS en suivant le modèle mis en
oeuvre au Chili sous l’autorité du général Pinochet.
Dans ces cercles, on entend de nombreuses voix qui estiment effectivement que toute réduction
voire privatisation de la sécurité sociale est un pas dans la “ bonne ” direction. On prendrait moins
au sérieux ces propositions si elles n’avaient pas été popularisées par un opuscule publié sous les
auspices de dirigeants éminents de l’économie suisse qui portait le nom angélique de “ livre
blanc ”9. Les “ assistants ” du “ professeur ” Christoph Blocher qui gratifient nos boîtes aux lettres
d’une littérature plus musclée, mais de même inspiration, n’ont eu qu’à “ copier ”10.
Voilà pourquoi il y a péril en la demeure, voilà pourquoi il convient d’être vigilant.
Bien sûr, nous nous accrochons à la branche de sagesse proposée par cet éminent ami qu’a été Guy
Perrin lorsqu’il écrivait : “ La fin de l’État-providence apparaît comme un mythe dérivé à caractère
nettement obsessionnel, car il se nourrit des justifications les plus diverses, sinon opposées ”11.
Et en ce début de l’an 2001, alors que les signes d’une reprise économique se confirment, la
tentation est grande de s’enfoncer dans une autosatisfaction aveugle et dangereuse pour l’avenir de
la sécurité sociale. Un avertissement d’Yvette Jaggi mérite d’être entendu : “ La Suisse est si
soudainement et rapidement sortie de la crise que d’aucuns refusent déjà de prononcer ce mot pour
désigner même les pires années sur le marché du travail (1991-1997). Il y a trois ans, nous
demandions que l’on veille à “ sortir de la crise par la bonne porte ” à défaut de quoi, la reprise
ferait autant de dégâts sociaux que la basse conjoncture. Hélas, cette triste éventualité se confirme.
Certes, l’inflation ne semble pas devoir sévir trop rapidement, malgré la hausse des produits
pétroliers. Mais les salariés sentiront bientôt les effets de la non-compensation automatique du
renchérissement (…) et surtout l’écart va encore se creuser entre les chômeurs de longue durée et
les victimes définitives des restructurations d’une part et, d’autre part, des travailleurs qui ont
retrouvé un emploi et ceux qui ont une formation correspondant aux demandes de la nouvelle et
aussi de l’ancienne économie. (…) Effet imparable : une accentuation de la société duale qu’on
n’appelle certes plus ainsi mais qui est bel et bien installée à l’échelle de la planète comme de
chaque pays. Partout, la reprise va accentuer la fracture sociale mais aussi la déplacer vers la marge
de la société côté arrière-cours, moins visible, moins protégée, pour tout dire moins dommage ”12.
9D. de Pury, H. Hauser, B. Schmid, Mut zum Aufbruch. Eine wirtschaftspolitische Agenda für die Schweiz, Orell Füssli, Zürich,
1995.
10C. Blocher : Les sept secrets de l’UDC. Point de la situation politique à l’occasion du 12e congrès de l’Albisgüetli du
21 janvier 2000, Zurich, 2000, pp. 7 et ss.
11Une lecture attentive d’un texte de G. Perrin s’impose : G. Perrin, “ La fin de l’État-protecteur en Europe? ” in : Charles Ricq,
Droits sociaux et politiques sociale en Suisse et en Europe, Réalités sociales, Lausanne, 1986, pp. 115 à 146.
12Domaine public, numéro 1438, 18 août 2000.
Un conte à ne pas dormir debout !
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Faut-il brûler l’État-protecteur ?
La question n’est pas tout à fait idiote. En fait, une large majorité des habitants de ce pays estiment
légitime l’existence de la sécurité sociale et de nombreux segments des politiques sociales. Les
positions divergent sur le “ combien ? ” et sur les priorités. Mais des voix bruyantes, voire criardes
lancent des propositions qui vont clairement dans la direction du minimum possible. Quelques
tâches d’assistance, pas plus ; pour le reste, vive la responsabilité individuelle. Ce ne sont pas des
problèmes totalement marginaux, il convient donc d’ouvrir les yeux1.
Surprises
Franchement, qui s’attendait à voir déferler sur le Suisse, en 1990, une vague de chômage
entraînant dans la foulée une mise en cause résolue des politiques sociales. Peu de monde. On avait
surmonté la crise dite “ du pétrole ” (1974) : les travailleurs immigrés avaient payé la facture. On
avait vu arriver le néo-libéralisme dans les valises de Margareth Thatcher et de Ronald Reagan2.
On avait assisté à la montée du chômage dans les pays de l’Union Européenne. Mais, on le sait bien,
les Suisses sont un “ cas spécial ”, un “ Sonderfall ”… On avait vu sortir de presse un ouvrage d’un
professeur de l’Université de Fribourg qui attaquait frontalement la sécurité sociale avec ce titre
pourfendeur : Contre l’irresponsabilité organisée. Mais qui l’avait vraiment pris au sérieux ?
L’explosion
En quelques mois, le chômage s’installe, il passe de 0.2 % en 1990 à 4.8 % en juin 1995, c’est une
moyenne nationale, ce qui ne veut pas dire grand-chose. Dans quelques cantons, surtout en Suisse
latine, le choc est beaucoup plus violent. Un vent de panique. Et l’on voit apparaître sous la plume
des économistes avertis, plutôt à droite, mais dotés d’une “ fibre sociale ”, des propos qui en disent
long. Ils annoncent plus que la volonté d’effectuer des minis réformes, c’est l’orientation générale
des politiques sociales qui est en jeu3. L’un d’eux demande de veiller à ce qu’un État social
relativement global n’en arrive pas au point d’occulter la mission première de l’État social
classique, à savoir aider avant tout les pauvres et les démunis.
Un autre estime que l’État social suisse et, en particulier, le système d’assurance-chômage, la
conception actuelle de l’AVS, etc., devraient être infléchis dans un sens plus classique. Cela, dit-il,
ne signifie nullement qu’on cherche à démanteler l’État social, comme le voudrait une accusation
facile, il s’agit plutôt de le repenser et de le reconstruire.
Un troisième considère qu’un “ recalibrage de la sécurité sociale ” sur des conditions représentant
des cas de rigueur, ne saura être exclu. Cette dernière perspective, ajoute-t-il, est douloureuse pour
ceux qui ont vu un progrès important de civilisation dans l’avènement d’une sécurité sociale fondée
sur un droit de prestations par opposition à l’ancestral système de la charité fondé sur l’indigence.
Le temps de s’organiser, de larges milieux politiques appellent à un douloureux
“ redimensionnement ” des politiques sociales. Le chemin pour y parvenir c’est d’abord “ affamer
1M. Ramesch. La mondialisation et l’État-providence, (Globalization and the welfare state), E. Elgar, Cheltenham, 1999.
2A. Wagner, Wohlfahrtsstaat Schweiz. Eine problemorientierte Einführung in die Sozialpolitik, Verlag Paul Haupt, Bern und
Stuttgart, 1985; A. Wagner, “ L’évolution du budget social de la Suisse ”, Revue française des affaires sociales, No 4, Paris,
1985 et in : J.-P. Fragnière e. a., Manuel de l’action sociale en Suisse, Réalités sociales, Lausanne, 1989.
3Voir les sources dans : J.-P Fragnière, Pour l’étude de la politique sociale en Suisse, Certificat de perfectionnement en politique
sociale, Département de sociologie, Université de Genève et École d’Études Sociales et Pédagogiques, Lausanne, 1997.
Fragnière Page 2 Dossier - site
Document de travail – Seule la version publiée fait foi
l’État ” en s’attaquant brutalement aux déficits publics. En 1994, une parlementaire zurichoise très
bien insérée dans les milieux économiques, se demande si les déficits actuels constituent une raison
suffisante de chercher aussitôt de nouvelles recettes et d’accroître la charge fiscale. Non,
répond-elle, car “ sans une certaine pression de la douleur, rien ne se passera ”. Son collègue,
aujourd’hui Conseiller fédéral, défend la même opinion car, affirme-t-il, “ rien ne changera
vraiment tant que le gouvernement ne sera pas dos au mur ”4. Deux ans plus tard, un Conseiller
fédéral (un autre) ministre des finances évoque le fait que des coupures douloureuses dans les
dépenses sociales ne pourront pas être exclues. Car, estime-t-il, sans mesures de consolidation, les
dépenses sociales menacent de surcharger non seulement les finances fédérales, mais aussi
l’économie5. Le ton est donné, malgré le recours aux euphémismes (voir le glossaire du chapitre I).
Les agressions contre l’État-protecteur sont parfois violentes. Le ton se durcit. Un texte de Jacques
Juillard nous paraît significatif d’un certain état du débat6.
“ Il nous faut aujourd’hui dénoncer l’imposture de l’ultra-libéralisme, comme nous avons hier
dénoncé celle du socialisme totalitaire. À première vue, l’opinion semble donner raison aux
chevaux légers de cette croisade ; alors que jadis, face à la montée de la crise et du chômage, elle
réclamait plus d’État, aujourd’hui, devant les hoquets du capitalisme, elle paraît vouloir plus de
concurrence, plus de risques, c’est-à-dire plus de capitalisme. (…) Pour avoir oublié qu’une société,
c’est d’abord la reconnaissance mutuelle des individus qui la composent, le libéralisme sauvage a
été, au XIXe siècle, le grand responsable des guerres sociales qui s’y sont déroulées. Il a fallu la
naissance de la social-démocratie, c’est-à-dire l’organisation collective de la solidarité et du
consensus, pour que la société industrielle sorte de la barbarie et atteigne son plein rendement.
Dans leur calcul de rentabilité économique, les petits messieurs du libéralisme n’ont oublié qu’un
seul facteur : le prix de la guerre civile. Le néo-libéralisme est en réalité vieux comme l’humiliation
des hommes. Son principe, ce n’est pas la dignité, c’est l’assistance ; ce n’est pas la solidarité, c’est
la soupe populaire. ”
Voilà pour l’ambiance. Il convient cependant de ne pas succomber à l’affolement7.
Fidèle servante
Car, pendant ce temps, la sécurité sociale a continué à faire son métier. Elle a contribué fortement à
atténuer les souffrances des victimes de la crise, tout en faisant face aux exigences imposées par les
grandes évolutions démographiques (dont le vieillissement de la population et la transformation
des structures familiales). En fait, la sécurité sociale payait un lourd tribut à l’exercice d’une tâche
qui n’est pas fondamentalement la sienne : soutenir les victimes des drames sociaux induits par le
processus de restructuration des entreprises.
“ Ainsi, les entreprises ont utilisé – la conscience en paix – la sécurité sociale pour remplacer la
main-d’oeuvre plus âgée, moins productive et plus onéreuse, par des effectifs plus jeunes, plus
productifs et moins chers. L’accroissement de la productivité a donc été réalisé en partie sur le dos
de la sécurité sociale ”8.
4S. Guex, L’argent de l’État. Parcours des finances publiques au XXe siècle, Réalités sociales, Lausanne, 1998.
5Ibid.
6J. Juillard, “ Contre un libéralisme de guerre civile ”, Le Nouvel Observateur, 5 octobre 1984.
7On lira avec intérêt l’ouvrage de Beat Kappeler, Quelles politiques sociales? AARCADIA, Solothurn, 1999.
8B. Cantillon, “ Les transformations du modèle du travail et de la famille et leurs implications sur la sécurité sociale ”, in :
J.-P. Fragnière, (Éd.), Repenser la sécurité sociale, Réalités sociales, Lausanne, 1995, p. 115.
Fragnière Page 3 Dossier - site
Document de travail – Seule la version publiée fait foi
Ballon d’essai
Dans ce mouvement général de grignotage qui s’appuyait sur un climat de peur savamment
entretenu, les politiques sociales ont été prises en tenaille entre les “ moratoires ” et les petits coups
de ciseaux portés tous azimuts. Les zélateurs de l’amaigrissement forcé du secteur social s’en sont
donnés à coeur joie. Pêle-mêle, on a proposé de privatiser l’assurance-chômage, de limiter les
aspects de solidarité dans la prévoyance-vieillesse, de privatiser l’AVS en suivant le modèle mis en
oeuvre au Chili sous l’autorité du général Pinochet.
Dans ces cercles, on entend de nombreuses voix qui estiment effectivement que toute réduction
voire privatisation de la sécurité sociale est un pas dans la “ bonne ” direction. On prendrait moins
au sérieux ces propositions si elles n’avaient pas été popularisées par un opuscule publié sous les
auspices de dirigeants éminents de l’économie suisse qui portait le nom angélique de “ livre
blanc ”9. Les “ assistants ” du “ professeur ” Christoph Blocher qui gratifient nos boîtes aux lettres
d’une littérature plus musclée, mais de même inspiration, n’ont eu qu’à “ copier ”10.
Voilà pourquoi il y a péril en la demeure, voilà pourquoi il convient d’être vigilant.
Bien sûr, nous nous accrochons à la branche de sagesse proposée par cet éminent ami qu’a été Guy
Perrin lorsqu’il écrivait : “ La fin de l’État-providence apparaît comme un mythe dérivé à caractère
nettement obsessionnel, car il se nourrit des justifications les plus diverses, sinon opposées ”11.
Et en ce début de l’an 2001, alors que les signes d’une reprise économique se confirment, la
tentation est grande de s’enfoncer dans une autosatisfaction aveugle et dangereuse pour l’avenir de
la sécurité sociale. Un avertissement d’Yvette Jaggi mérite d’être entendu : “ La Suisse est si
soudainement et rapidement sortie de la crise que d’aucuns refusent déjà de prononcer ce mot pour
désigner même les pires années sur le marché du travail (1991-1997). Il y a trois ans, nous
demandions que l’on veille à “ sortir de la crise par la bonne porte ” à défaut de quoi, la reprise
ferait autant de dégâts sociaux que la basse conjoncture. Hélas, cette triste éventualité se confirme.
Certes, l’inflation ne semble pas devoir sévir trop rapidement, malgré la hausse des produits
pétroliers. Mais les salariés sentiront bientôt les effets de la non-compensation automatique du
renchérissement (…) et surtout l’écart va encore se creuser entre les chômeurs de longue durée et
les victimes définitives des restructurations d’une part et, d’autre part, des travailleurs qui ont
retrouvé un emploi et ceux qui ont une formation correspondant aux demandes de la nouvelle et
aussi de l’ancienne économie. (…) Effet imparable : une accentuation de la société duale qu’on
n’appelle certes plus ainsi mais qui est bel et bien installée à l’échelle de la planète comme de
chaque pays. Partout, la reprise va accentuer la fracture sociale mais aussi la déplacer vers la marge
de la société côté arrière-cours, moins visible, moins protégée, pour tout dire moins dommage ”12.
9D. de Pury, H. Hauser, B. Schmid, Mut zum Aufbruch. Eine wirtschaftspolitische Agenda für die Schweiz, Orell Füssli, Zürich,
1995.
10C. Blocher : Les sept secrets de l’UDC. Point de la situation politique à l’occasion du 12e congrès de l’Albisgüetli du
21 janvier 2000, Zurich, 2000, pp. 7 et ss.
11Une lecture attentive d’un texte de G. Perrin s’impose : G. Perrin, “ La fin de l’État-protecteur en Europe? ” in : Charles Ricq,
Droits sociaux et politiques sociale en Suisse et en Europe, Réalités sociales, Lausanne, 1986, pp. 115 à 146.
12Domaine public, numéro 1438, 18 août 2000.